Vous les avez peut-être déjà croisés sur Internet ou ailleurs, Les Survivants sont des jeunes qui militent contre l’interruption volontaire de grossesse (IVG) instituée par la loi Veil en 1975.
Constitué exclusivement de jeunes nés après cette loi, ce mouvement est très actif sur les réseaux sociaux et dispose d’un site riche de contenu. Sur ce site, ils décrivent ce qui est appelé « le syndrome du survivant d’avortement ». Ce point est un élément crucial de leur campagne médiatique et figure de manière proéminente dans leur argumentation. Nous vous encourageons à y jeter un œil avant de lire ce qui suit.
L’objet de ce court article n’est pas de se prononcer sur la question de l’avortement, car au fond les opinions dépendent des valeurs et convictions de chacun. Cependant, les revendications des Survivants comportent des faiblesses sur le plan scientifique, et c’est à ce titre qu’une critique s’impose. En effet, si on souhaite solliciter la science dans la présentation d’un point de vue, il vaut mieux s’assurer de ce que l’on dit. Car quelles que soient les convictions, il est maladroit et contre-productif de prétendre que la science est « de son côté », alors qu’en fait ce n’est pas le cas. En invoquant le syndrome du survivant, le mouvement anti-IVG semble jouer ce jeu dangereux et sort du cadre du débat éthique ou politique, et s’expose fatalement à l’examen critique des affirmations à dimension scientifique. C’est ce que nous vous proposons ici.
Des bases scientifiques fragiles
Pour résumer, ce syndrome toucherait l’ensemble des personnes nées dans un pays où l’on pratique l’avortement. Selon Les Survivants, le fait d’avoir survécu à la « loterie » de l’avortement serait donc la cause de troubles existentiels de grande ampleur chez les jeunes. Quelles sont les données scientifiques venant étayer ce diagnostic ? Sur le site, on peut lire :
Le syndrome des survivants d’avortement a été découvert il y a quelques années aux États-Unis par les psychiatres Philip G. Ney et Marie A. Peeters, et fait l’objet actuellement de recherches poussées. Si son existence est d’ores et déjà scientifiquement établie de part la richesse des témoignages récoltés et des travaux déjà effectués, on ne dispose pas encore de chiffres statistiques qui montrent son ampleur en France ou dans les autres pays où l’avortement est légalisé.
Philip Ney est un psychiatre canadien qui a effectivement proposé le « syndrome du survivant ». L’important ici n’est pas de souligner qu’il est canadien et non américain, mais plutôt que le terme proposer est davantage approprié car on peut difficilement parler de découverte : au sein de la communauté scientifique, personne d’autre que Ney ne semble reconnaître l’existence de ce syndrome, à part sa femme psychiatre Marie Peeters-Ney qui a donné des conférences sur le sujet. Cela est illustré par le fait que le syndrome ne fait pas partie du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ni du chapitre destiné aux psychopathologies de la Classification Internationale des Maladies (références utilisées dans le monde entier et qui donnent une image du consensus médical). Aucun autre auteur n’a publié quoi que ce soit dans ce sens, et on ne trouve personne qui fasse référence à la publication proposant le syndrome dans la littérature scientifique, à part Ney lui-même dans ses autres articles. De plus, si on regarde de près cet article publié dans une revue de renommée modeste, il y a lieu de penser que les résultats ne permettent pas de conclure à l’existence d’un syndrome, qui mérite des preuves particulièrement solides. Les résultats ne sont effectivement pas impressionnants : tout repose sur les réponses à un questionnaire donné à 293 personnes. Sur la base d’une corrélation statistique et de témoignages, Ney prétend établir un lien de cause à effet entre avortement et quelques symptômes vagues rapportés par les participants, du type « j’ai l’impression de ne pas mériter de vivre ». On peut difficilement parler de « recherches poussées », et encore moins d’un syndrome dont l’existence soit « scientifiquement établie », d’autant plus que contrairement à ce qu’affirment Les Survivants, ce domaine de recherche n’a rien vu de nouveau depuis la dernière publication de Ney en 2006. La notion de « syndrome du survivant » reste donc très marginale : au mieux, les preuves de son existence sont minces. Devant l’absence de travaux indépendants, on ne peut donc pas se permettre d’affirmer que le syndrome du survivant existe.
Un militantisme pro-vie assumé
Il est utile de noter que Philip Ney est membre du parti Christian Heritage (Patrimoine Chrétien) qui se présente comme « le seul parti Canadien pro-vie ». Cette information n’est pas de nature à complètement discréditer le travail de Ney, mais suscite la prudence quant à ses conclusions car il est plausible que ses convictions religieuses soient à l’origine de sa démarche. En effet, dans un document de Ney et Peeters reprenant leur argumentaire, et édité par un institut qu’ils ont eux-mêmes fondé, on trouve clairement des références à leur foi chrétienne dans une section intitulée « guérison spirituelle » :
Lorsque [les survivants de l’avortement] voient [l’amour parental] chez d’autres personnes, ils peuvent comprendre que Dieu, notre Père, peut être aimant envers eux. Ils doivent comprendre qu’ils sont les bienvenus dans la famille de Dieu, et que quand l’esprit de Dieu est en eux Il donne un but, une joie et un sens à leurs vies. Le salut par Jésus Christ est à la fois la cause et la conséquence dans le processus de guérison.
Le lecteur est libre de faire le lien ou non entre ces convictions et les efforts de publication pour faire reconnaître le syndrome du survivant, et s’il s’avère que le lien est réel, il y a lieu de regarder les travaux de Ney avec scepticisme. Car dans ce cas, on se trouverait face à ce que les anglophones appellent B.A.D. science (B.A.D. signifiant Biased, Agenda-Driven). Cette expression fait référence aux productions de scientifiques qui sont manifestement motivées par la promotion d’un point de vue dont l’enjeu n’est pas principalement scientifique (mais politique, commercial, religieux, idéologique…) et qui ne sont absolument pas reconnues par la communauté scientifique. Il est à présent établi que les a priori individuels des chercheurs peuvent orienter leur travail, même inconsciemment. Dans le cas des convictions religieuses de Ney, la motivation peut être très forte sur la question de l’avortement. Il en va de même pour la démarche des chefs de file des Survivants, qui citent ces travaux sans prendre de recul et les considèrent comme solides et définitifs justement car ils supportent leur point de vue. On a du mal à imaginer qu’ils accorderaient la même confiance à une étude qui indiquerait que l’avortement a des effets positifs sur les jeunes… C’est une forme de ce qu’on appelle le biais de confirmation. Remarquons au passage que cette approche renverse la démarche scientifique : on part de la conclusion souhaitée (« l’IVG pour moi c’est scandaleux ») et on construit une justification a posteriori qui vient supporter la conclusion de départ (« la preuve, regardez les conséquences terribles de l’IVG, donc j’ai raison de penser que c’est scandaleux »). Plus la conviction est forte, plus le risque de tomber dans ce travers est grand. Si on veut garder un esprit scientifique, il faut au contraire s’efforcer de laisser ses a priori personnels de côté.
Parce que Philip Ney semble avoir mis la charrue avant les bœufs dans ses travaux, et que ses idées n’ont absolument pas convaincu la communauté scientifique sur un période de plus de 30 ans, la grande revendication des Survivants visant à rendre l’IVG responsable d’un scandale de santé publique se retrouve complètement caduque. Pour argumenter contre l’IVG sur le terrain scientifique, il faudra donc trouver autre chose.
Rosali
Merci pour cette article très intéressant.
Anonyme
Pour souffrir de symptômes que j’ai nié toute ma vie lié à un avortement, je peux vous dire que cette article nie purement et simplement une vérité inconfortable. Le meurtre d’enfant a venir quelqu’en soit la raison, se paie lourdement, de manière individuel et collective. On assiste à un tri entre ceux qui dénis la réalité, la souffrance, et qui la justifie sous divers prétexte, comme je le fais et continue à le faire tant que la souffrance est insupportable. Et d’autres qui prennent la situation au sérieux et ne se laisse pas empêcher par des articles qui reprennent des opinions de ce genre. Agir pour la vie sans nier la réalité n’est pas donner à tous le monde…
F68.10
« L’objet de ce court article n’est pas de se prononcer sur la question de l’avortement, car au fond les opinions dépendent des valeurs et convictions de chacun. »
Ah bon? Toutes les opinions se valent en terme de morale et d’éthique?
Théo
Qu’entendez vous par « se valoir »? Chacun peut avoir son opinion.
La situation en morale ou en politique est tout à fait analogue à celle des préférences culinaires, en ce qu’elle mobilise des jugements de valeur subjectifs. Vous ne pouvez pas prouver que c’est mal de torturer des enfants, pour prendre un exemple particulièrement extrême.
Maintenant, il est courant que des positionnements soient basés sur des considérations empiriques qui peuvent elles être invalidées. Ici, le soit-disant syndrome du survivant est présenté comme un fondement central du discours des survivants. Dès lors qu’on l’expose pour ce qu’il est (c’est-à-dire une fantaisie), cela remet en cause l’ensemble du discours tenu.
F68.10
« Vous ne pouvez pas prouver que c’est mal de torturer des enfants, pour prendre un exemple particulièrement extrême. »
Oulàlà… c’est mal parti.
Donc, si je vous suis, il n’y aurait aucun moyen de prouver que si je faisais un acte qui entrainerait la pire misère possible pour l’humanité toute entière, ce serait mal?
« Maintenant, il est courant que des positionnements soient basés sur des considérations empiriques qui peuvent elles être invalidées. »
Voilà… vous commencez à être raisonnable.
Mais vous basculez toujours entre le subjectif et l’objectif d’une manière que vous pourriez davantage intellectuellement disséquer. Vous pouvez faire un peu mieux. Un exemple, parmi d’autres:
https://philpapers.org/rec/BOYHTB
(Le papier complet est disponible assez facilement sur le net si vous savez utiliser Google)
Théo
Merci de ne pas faire preuve de condescendance.
Je ne sais pas à quelle forme de réalisme moral vous souscrivez, mais votre exemple me semble particulièrement mal choisi.
Premièrement il faudra définir ce qu’est pour vous la misère, et me dire en quoi cette forme de misère n’est pas désirable. Tout ceci sans faire de postulats auxquels vous ne pourrez pas me contraindre à adhérer sans faire appel à des valeurs subjectives. Je ne vois pas comment arriver à bon port sans avoir à accepter des choses comme « la souffrance, c’est mal ». Une autre difficulté se situe sur le front de la délimitation des agents moraux concernés, également subjective (on pourrait arguer que le reste de la biosphère se porterait bien mieux suite à la disparition de l’espèce humaine).
Toute question commençant par « faut-il » mobilise à la fois des considérations objectives sur le monde réel, sur lesquelles ont peut se mettre d’accord et qui viennent informer le débat (c’est l’objet dans cet article, où un revendication morale est soutenue par une prémisse fausse), mais aussi des considérations fondamentales d’ordre subjectif, qui ne sauraient se déduire de ce qui « est ». La guillotine de Hume me semble toujours applicable et globalement indépassable.
Ces questions philosophiques sont complexes et font encore l’objet de débats, y compris chez les spécialistes, et j’ai conscience que le réalisme moral a plus de succès que l’anti-réalisme ou d’autres positions chez les philosophes. Mais les différentes formes de réalisme varient aussi significativement entre elles. Il me semble que les versions les plus fortes du réalisme moral présentent de grandes faiblesses, tandis que je pourrai souscrire à certaines positions plus faibles, plutôt à teneur conséquentialiste.
Mais cela n’a pas d’incidence sur ce que je dis dans l’article : tout le monde peut avoir son avis sur le droit à l’avortement (et il ne s’agit pas d’un choix binaire mais de se placer dans un spectre). Personnellement, je suis fermement pour sa légalité dans la plupart des cas. Néanmoins je ne peux pas affirmer qu’il s’agit de LA « bonne » position, qui soit « rationnelle » ou « universelle » et que toutes les autres positions sont à jeter, même si de nombreux arguments anti-avortement qu’on me présente font appel à des prémisses fausses ou des conceptions d’ordre métaphysique ou spirituel qui me semblent bancales voire stupides.
F68.10
« Je ne sais pas à quelle forme de réalisme moral vous souscrivez, mais votre exemple me semble particulièrement mal choisi. »
Je ne défends pas ici le concept du syndrôme du survivant, si c’est là votre propos. Juste le principe que le réalisme moral me semble fondé dans l’absolu.
Quand à la version précise du réalisme morale à laquelle, je souscris, je préfère garder cela pour moi, car on rentre sinon dans des débats rhétoriquement byzantins. bourrés de projections psychologiques.
« Tout ceci sans faire de postulats auxquels vous ne pourrez pas me contraindre à adhérer sans faire appel à des valeurs subjectives. »
Voilà le piège épistémologique. Vous devez prendre en compte la subjectivité des parties prenantes si vous voulez pratiquer à un moment ou un autre un réalisme moral. Et dès qu’on affirme cela, on est suspecté de passer des valeurs subjectives en contrebande pour bootstraper le système moral. C’est fallacieux. Et tant que cet aspect fallacieux n’est pas écarté, inutile de chercher à justifier que la torture permanente de chaque être vivant pourrait être mal en quoique ce soit. C’est aberrant…
« Une autre difficulté se situe sur le front de la délimitation des agents moraux concernés, également subjective »
Je ne vois pas pourquoi la « délimitation » serait subjective. C’est un peu comme déclarer que l’idée qu’un membre de tel ou tel groupe humain serait doté d’une âme serait une délimitation subjective. cf. Controverse de Valladolid.
« La guillotine de Hume me semble toujours applicable et globalement indépassable. »
Certaines personnes qui promeuvent le réalisme moral affirment que la guillotine de Hume est dépassable. Mais si j’en nomme un, on pourra alors m’accuser de le soutenir et de me faire tenir des propos qui sont les siens et pas les miens. Je me contente donc d’affirmer, ce qui est factuel, que certaines personnes pensent que la guillotine de Hume est dépassable.
La guillotine de Hume est bien dépassable en médecine, non?
« Il me semble que les versions les plus fortes du réalisme moral présentent de grandes faiblesses, tandis que je pourrai souscrire à certaines positions plus faibles, plutôt à teneur conséquentialiste. »
Généralement, le réalisme moral est à teneur conséquentialiste. L’absolutisme moral, par exemple, qui est un réalisme moral, est, lui, délirant. Maintenant, déterminer quelles versions du réalisme moral sont « faibles » ou « fortes » me semblent un débat peu clair. J’en ai une en tête, et je pense que vous la trouverez ultra-forte et que je la trouverai ultra-faible.
« Tout le monde peut avoir son avis sur le droit à l’avortement ».
Oui. Tout le monde est aussi libre de se tromper.
« Personnellement, je suis fermement pour sa légalité dans la plupart des cas. »
Plutôt mon opinion.
« Néanmoins je ne peux pas affirmer qu’il s’agit de LA « bonne » position, qui soit « rationnelle » ou « universelle » et que toutes les autres positions sont à jeter »
Vous pouvez au moins affirmer que certains raisonnements moraux sont plus stupides que d’autres, ce que vous faites. C’est déjà pas mal.
« De nombreux arguments anti-avortement qu’on me présente font appel à des prémisses fausses ou des conceptions d’ordre métaphysique ou spirituel qui me semblent bancales voire stupides. »
Bien sûr. Mais le paradoxe est qu’in fine, tout réalisme moral cherche à se fonder dans une conception ontologique rationnelle. Mais ce n’est pas la peine d’aller aussi loin pour le moment.
Babousky
Je temoigne personnellement sur la veracité du syndrôme du survivant. Je dois être suivi psychologiquement pour les avortements de ma mère qui provoquent depuis ma plus tendre enfance des symptômes comme la phobie du sang ou des produits carnés. Cet article se trompe !
Elo Die
Ils ont le droit de s’exprimer, mais pas de faire changer la liberté des autres.
« Liberté, égalité, fraternité ». S’ils ne veulent pas d’IVG, alors ils n’en font pas, mais ils n’ont pas à faire en sorte que les autres ne soient plus libres de leurs corps. Nous sommes tous différents, vivons libres avec nos idées sans aller changer celles des autres. Il n’y a rien de mal à éviter qu’un enfant naisse dans un monde où vous ne tolérer pas les idées, les choix, les avis, le corps des autres.
patrick
[…]Il n’y a rien de mal à éviter qu’un enfant naisse dans un monde où vous ne tolérer pas les idées, les choix, les avis, le corps des autres.[…]
En fait si on trouve que le monde demande à être changer, c’est plutôt des familles nombreuses de contestataires qu’il faudrait s’employer à faire. Les conservateurs plutôt anti-avortement ne se gènent pas pour se reproduire copieusement. Ça n’enlève rien à la nécessité sociale et sanitaire d’encadrer et permettre l’avortement, c’est juste une mauvaise raison d’être pour.