Agriculture, Esprit critique

Désaccord entre Justice et scientifiques de l’UE sur les contours de la notion « OGM »

Article original publié le 18 septembre 2018 pour Ombelliscience sur la plateforme Échosciences Hauts-de-France.


Le 25 juillet dernier, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé la définition de ce qu’est un « organisme génétiquement modifié » (OGM). En conséquence, les produits issus de certaines techniques nouvelles seront soumis à la réglementation européenne spécifique aux OGM.

Cette décision était très attendue, de par ses conséquences importantes, mais aussi car l’issue n’était pas donnée d’avance. Pour comprendre pourquoi décider de ce qui constitue ou non un OGM n’est pas évident, il faut remonter aux premières modifications génétiques effectuées par l’être humain sur les plantes et animaux, c’est-à-dire… à la naissance de l’agriculture. Dans cet article, on se concentrera sur le cas des plantes.

Des millénaires de modifications génétiques

Les promeneurs le savent : les baies sauvages sont généralement petites, parfois amères, quand elles ne sont pas toxiques. Cela n’est pas surprenant : les plantes, comme les autres êtres vivants, ont évolué par sélection naturelle, c’est-à-dire à travers une compétition continuelle pour survivre et se reproduire, et non pas pour nourrir Homo sapiens. Avant l’agriculture, les humains ont naturellement dû s’orienter vers les plantes comestibles les plus intéressantes (fruits plus gros/sucrés, par exemple). En replantant les graines, d’abord par inadvertance, des aliments qu’ils avaient soigneusement choisis, ils ont favorisé la reproduction de plantes aux caractéristiques recherchées. Au fur et à mesure, et sans rien connaître des lois de la génétique, les humains ont modifié les espèces sauvages dans des proportions souvent considérables.

Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer le maïs moderne à la téosinte sauvage à laquelle il est apparenté (cf. image ci-dessous). L’objectif est notamment d’hypertrophier la partie de la plante qui intéresse, si possible bien au-delà de l’optimum atteint par sélection naturelle chez la plante sauvage. Par exemple, tout comme la domestication du loup a donné différentes races de chiens, la domestication du chou sauvage a donné les différents choux cultivés : chou-fleur, chou kale, chou de Bruxelles etc ont été obtenus en cherchant à développer différentes parties comestibles du chou sauvage (fleurs, feuilles, bourgeons, respectivement).

De haut en bas : téosinte (parent sauvage du maïs), hybride et maïs moderne Crédit photo : John Doebley CC BY 3.0

En supplantant la sélection naturelle, l’être humain a pu favoriser des caractères a priori délétères pour la plante dans son environnement naturel. À cet égard, le cas de céréales comme le blé est frappant. L’épi de blé sauvage se brise spontanément, dispersant les grains au sol pour qu’ils germent, ce qui n’est pas pratique pour l’agriculteur qui cherche à les récolter. Néanmoins, à cause d’une mutation génétique, certains épis ne se brisent pas. Cela empêche leur reproduction dans la nature, mais facilite leur récolte par les humains, qui les ont inconsciemment sélectionnés en replantant leurs grains. La sélection de cette anomalie génétique a permis l’essor de l’agriculture dans le Croissant fertile, et la totalité du blé cultivé aujourd’hui est issue de ces mutants qui ne peuvent perdurer que dans le cadre de l’agriculture.

Le travail de sélection, de plus en plus sophistiqué, s’est poursuivi jusqu’à nos jours. La rationalisation des techniques de croisement a plus récemment conduit à la création de variétés de plantes hybrides particulièrement productives. L’histoire de l’agriculture nous rappelle donc que la plupart des espèces cultivées sont les produits d’une sélection artificielle poussée et n’existent pas dans la nature.

Essor des biotechnologies et apparition de la notion d’OGM

Au 20e siècle, l’apparition de techniques de mutagénèse a permis d’accélérer le processus de création de nouvelles variétés. En utilisant des radiations ou des agents chimiques, on provoque des mutations plus ou moins aléatoires dans le génome des organismes, en espérant créer un individu portant un caractère désiré. Dans le monde entier, les produits issus de ces techniques ne sont pas considérés comme des OGM, et sont largement utilisés en France et en Europe, y compris en agriculture biologique.

Le développement des techniques en biologie et la connaissance du fonctionnement des gènes​ ont ouvert la voie au développement de la transgénèse dans les années 1980. Ici, on insère dans un génome une portion d’ADN étranger, provenant potentiellement d’une espèce éloignée. Le but est d’obtenir des caractères particuliers qui sont difficiles voire impossibles à obtenir autrement chez une espèce donnée. C’est avec la technique de transgénèse que l’expression « OGM » et l’objet juridique associé ont été créésNotons au passage que des transferts de gènes inter-espèces se produisent continuellement dans la nature. Cela concerne d’ailleurs aussi nos aliments : la patate douce possède de l’ADN bactérien, et pourrait être qualifiée « d’OGM naturel ». Avec la transgénèse, l’être humain détourne à son avantage des processus existant dans la nature.

Représentation schématique du concept de transgénèse

En 2001, la notion d’OGM a été définie légalement en Europe par la Directive 2001/18/CE : il s’agit d’un « organisme […] dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement […]« . Cette classification, dont les produits issus de mutagénèse sont exemptés, s’accompagne d’une procédure stricte d’autorisation de ces produits. En France, il est interdit de cultiver des plantes génétiquement modifiées, sauf à des fins de recherche. « Pour mieux comprendre comment les plantes produisent l’amidon, nous travaillons souvent avec des plantes dont certains gènes liés à la synthèse de l’amidon ont été rendus inopérants par transgénèse », explique Christophe D’Hulst, professeur à l’Université de Lille et directeur de l’Unité de recherche en Glycobiologie Structurale et Fonctionnelle. « Nous faisons cela dans un cadre très strict et contrôlé, en milieu confiné pour éviter toute transmission vers l’environnement, et après avoir obtenu des autorisations spécifiques au niveau ministériel », ajoute-t-il.

En parallèle, d’autres méthodes de génie génétique se sont développées. Ces dernières années, la fameuse technique CRISPR-Cas9 a beaucoup fait parler d’elle. Dérivée d’un système antiviral existant chez les bactéries, cette méthode permet d’effectuer aisément des changements précis sur le génome, comme une mutation ponctuelle sur un gène donné. Cela contraste avec l’aspect aléatoire des méthodes de mutagénèse classiques (par radiations ou agents chimiques) évoquées plus haut. Si en réalité le processus produit tout de même des mutations « hors cible », les chercheurs explorent des pistes pour améliorer la précision. « Nous avons commencé à utiliser CRISPR car cette technique est rapide, efficace, bon marché et plus pratique pour travailler sur certaines espèces comme la pomme de terre », avance Christophe D’Hulst.

OGM ou pas OGM ?

Que ce soit par croisement, mutagénèse, transgénèse ou autres méthodes de génie génétique, toutes les techniques d’amélioration des plantes visent in fine à modifier leur génome pour obtenir des caractères souhaités. Ainsi, l’expression « organisme génétiquement modifié » n’a pas vraiment de sens d’un point de vue scientifique, mais uniquement sur le plan juridique. En Europe, on définit les OGM en fonction de la technique ayant permis de les obtenir, et on exempte les plantes issues de mutagénèse par radiations ou agents chimiques. Le développement ultérieur de techniques comme CRISPR-Cas9 pose question car celles-ci, regroupées sous le sigle NBT (pour New Breeding Techniques), produisent des organismes par mutagénèse dirigée, sans ADN étranger. Ces organismes sont potentiellement impossibles à distinguer de ceux issus de techniques plus traditionnelles. En ce sens, les États-Unis et le Japon ont décidé de ne pas les réguler comme des OGM. Quid de l’Europe ?

Suite à la mobilisation d’ONG en France, la Cour européenne de justice (CJUE) a clarifié ce flou juridique en concluant que les organismes issus des NBT étaient des OGM au sens de la Directive. Elle met en avant le fait que les NBT « modifient le matériel génétique d’un organisme d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement », et que « les risques liés à [leur] emploi […] pourraient s’avérer analogues à ceux résultant de la production et de la diffusion d’OGM par voie de transgénèse ».

Salué par les groupes écologistes, cet arrêt a été déploré par de nombreux scientifiques. La CJUE s’est de fait positionnée contre la recommandation conjointe des Académies des sciences de tous les pays d’Europe qui arguaient dès 2015 que les produits issus des NBT ne devraient pas être concernés par la directive OGM. En effet, que penser du fait qu’une plante soit considérée comme un OGM s’il est impossible de la différencier d’une plante obtenue par des méthodes traditionnelles ?

Deux variétés indiscernables pourraient être réglementées de façons très différentes. Crédit photo : Luc Viatour

Plus généralement, le point de vue qui prévaut chez les spécialistes est qu’il est plus pertinent d’évaluer la sécurité des nouvelles variétés en fonction du caractère introduit, et pas de la technique utilisée pour l’obtenir. Pour Christophe D’Hulst, « il est indispensable de vérifier au cas par cas la sécurité des produits avant commercialisation, quelle que soit leur origine. Stigmatiser une technique donnée n’est pas pertinent, d’autant que les NBT permettent d’intervenir de façon beaucoup plus contrôlée que certaines méthodes conventionnelles, qui ne sont pas pointées du doigt ». Peut-être est-ce justement cet aspect ciblé et intentionnel des mutations qui pose problème ?

En pratique, seules les multinationales développant des variétés à fort potentiel commercial s’engagent dans la longue procédure pour faire autoriser un OGM en Europe. Seulement deux variétés OGM ont été approuvées, les autres dossiers étant bloqués malgré l’avis favorable de l’Autorité européenne de sécurité des aliments. Les acteurs industriels européens craignent que l’arrêt de la CJUE contribue à dissuader l’innovation au sein d’entreprises plus petites qui se sont intéressées aux NBT, notamment à CRISPR-Cas9 pour son faible coût. Les Académies des sciences européennes considèrent quant à elles que cette décision est une « défaite » pour la science et l’innovation en Europe, réaffirmant que « les percées en biotechnologie […] demeurent cruciales pour la sécurité alimentaire dans le monde ». À l’heure du changement climatique et de besoins alimentaires croissants, la résistance des plantes aux maladies, aux aléas climatiques ou l’amélioration de leur contenu nutritionnel sont autant d’applications cruciales qui sont facilitées par les NBT.

3 Comments

  1. F68.10

    Perso, j’ai absolument rien contre les OGMs, et je me suis toujours demandé pourquoi cela horrifiait des gens comme ma grand-mère.

    Maintenant, je me rend bien compte que je ne suis pas seul au monde et que 1. convaincre que les OGMs ne sont pas dangereux et 2. convaincre qu’il faut autoriser les OGMs sont, en pratique, deux choses distinctes.

    Moi, ça me va que les autorités politiques classifient les NBT comme OGM. Faut bien vivre en société avec tout le monde… De toutes manières, on arrivera bien un jour aux limites pratiques de ce genre de classifications juridiques.

    « Les Académies des sciences européennes considèrent quant à elles que cette décision est une « défaite » pour la science et l’innovation en Europe, réaffirmant que « les percées en biotechnologie […] demeurent cruciales pour la sécurité alimentaire dans le monde » »

    Ouais, ben là, je sens quand même pas mal le bullshit. Les problématiques agricoles mondiales ne me semblent absolument pas être des problématiques qu’on va résoudre grâce au génie génétique.

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      Théo

      Personne ne dit qu’il s’agit d’une silver bullet et je partage votre avis sur le fait que de nombreuses solutions ne sont pas d’ordre technologique. Toutefois la rapidité que permettent les nouvelles techniques pour développer des cultures avec des traits désirés peut avoir son avantage, dans un climat et des besoins alimentaires qui évoluent tous deux rapidement. Pour résumer, pourquoi utiliser des méthodes traditionnelles de croisement, relativement lentes et fastidieuses, ou même la mutagénèse aléatoire, pour obtenir des traits que l’on peut obtenir plus rapidement par la transgénèse ou la mutagénèse dirigée ?

  2. Anonyme

    Bonjour, merci pour cet article (bien que je n’ai pas regardé la vidéo).
    Claire concis précis.
    j’ai relevé quelques éléments :

    – Notons au passage que des transferts de gènes inter-espèces se produisent continuellement dans la nature. Oui il est vrais qu’en Bretagne nous cultivons une tomate possédant un gène de poisson. Il lui confère une résistance aux basses température. Est ce que ça ce serait passé dans la nature ?!…

    – Que ce soit par croisement, mutagénèse, transgénèse ou autres méthodes de génie génétique, toutes les techniques d’amélioration des plantes … Qu’est ce que l’amélioration des plantes? N’est ce pas relatif ? Est ce qu’avoir un blé formule 1 qui ne résiste a aucune maladie et qui dépend également d’apports en azote minérale de synthèse est une amélioration de la plante ? pour qui pour quoi ?

    – Les Académies des sciences européennes considèrent quant à elles que cette décision est une « défaite » pour la science et l’innovation en Europe, réaffirmant que « les percées en biotechnologie […] demeurent cruciales pour la sécurité alimentaire dans le monde ». À l’heure du changement climatique et de besoins alimentaires croissants, la résistance des plantes aux maladies, aux aléas climatiques ou l’amélioration de leur contenu nutritionnel sont autant d’applications cruciales qui sont facilitées par les NBT.

    Au regard du point précédent, on peut se poser la question de « l’amélioration des plantes » de leur adaptation au changement.

    Mendel et Morgan tomberaient à la renverse en lisant ce qu’en dit Véronique Chable (INRA), tant elle démonte avec impudence et naïveté plus d’un siècle de dogmatisme génétique :

    « Son principe de base, c’est de mettre la plante dans les conditions dans lesquelles on a envie qu’elle pousse. On l’a oublié, mais ça a longtemps fait partie du bon sens paysan. Aujourd’hui, on appelle cela l’hérédité des caractères acquis, en clair il y a une transmission du stress et des caractères positifs des plantes sur plusieurs générations. Il faut comprendre que l’ADN est un support d’information très plastique, il n’y a pas que la mutation génétique qui entraîne les changements, il y a aussi l’adaptation, avec par exemple des gènes qui sont éteints mais qui peuvent se réveiller. La plante fait ses graines après avoir vécu son cycle, donc elle conserve certains aspects acquis. Pascal Poot exploite ça extrêmement bien, ses plantes ne sont pas très différentes des autres au niveau génétique mais elles ont une capacité d’adaptation impressionnante ».

    Je ne vais pas me faire des copains mais « améliorer les plantes », j’ai un doute. !…
    Il est bien noté dans cet article que le génie génétique est pratiqué par de grosses entreprises qui on un intérêt commercial.
    lorsque l’intérêt est commercial, il devient facile de vous faire croire qu’un « produit » vous est indispensable ou que vous allez payer pour quelques choses dont vous disposiez ratuitement auparavant .
    Complotiste non !…
    Scientiste non plus !…
    Agriculteur oui.

    Entre science et intérêt commercial, il me semble qu’il y a une distance qui se réduit.

    bonne journée

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